Petite Bio d'Avalanche de Sillans

Les yeux fermés, ennivrée de l'odeur irremplaçable des embruns et de caresse du vent du large, la petite fille se tenait au bastinguage de la véloce goélette. Elle était heureuse, depuis tant de temps qu'elle voulait découvrir les terres qui avaient bercé sa petite enfance à travers les récits de négoce de son père.

"Papa, on arrive bientôt à Cutta?"

"Cuba, ma fille. C'est Cuba que s'appelle l'île où nous allons. Et en effet, nous y serons dans un jour ou deux si les vents continuent à nous être favorables."

Le voyage durait et Guillaume de Sillans était nerveux. Le négoce des bois rares et des fruits exotiques était florissant, et à la Cour du Roy et des ses prétendants, ses produits étaient appréciés. Mais la guerre qui avait fait rage, et la démobilisation massive des ex-marins des diverses flottes avaient surtout amené son lot de nouveaux pirates dans la mer des Caraïbes. Les routes aujourd'hui n'étaient pas très sûres, et on disait que le port-franc de Port-Tournay était dans les visées des Espagnols. Guillaume avait hésité à emmener sa fille, mais il comptait rester quelques temps sur l'île pour engager une petite force pour protéger ses entrepôts; et sa femme, sa douce Henriette, avait été emportée par la peste l'hiver précédent. C'était sur lui maintenant que reposait l'éducation de sa fille.

"Avalanche, tu devrais rentrer, tu vas prendre froid..."

*FLOOOUUSCH*

Une gerbe d'eau et d'écume naquit loin à babord. Instinctivement, Guillaume tourna le regard, et vit au loin un navire qui arrivait rapidement par le babord. Nul doute à avoir au vu du sinistre pavillon qui se devinait à l'arrière du navire...

"Avalanche, je t'ai dit de rentrer! C'est un ordre!! Et enfermes-toi à double tour."

Sentant la crainte dans le ton de son père, la petite courut vers l'exigue cabine qu'elle partageait avec son père depuis leur départ de Brest et se blottit entre le lit et le bureau, aux aguets des moindres bruits à bord.

Ce fut d'abord la cohue de pas sans nombre, de cliquetis d'armes. Puis un long silence. Pesant. Lourd. Angoissant. Ensuite, le navire se mit à trembler lorsque ses canons tirèrent ses premières salves. Puis vinrent les premiers coups au but qui frappèrent le navire. Comme une bête qu'on attaque, le sol, les murs, tout tremblait autour d'elle.

Après des minutes qui lui semblèrent interminables, la petite fille entendit croître une autre rumeur: celle de dizaines de gorges étrangères, ivres d'excitation et d'envie d'en découdre. Cette fois les canons s'étaient tus pour laisser la place au cliquetis des sabres et à des hurlements sauvages ou de douleur. En silence, la petite pleurait.

Quand le calme se fit, profond et subit, le temps sembla suspendre son vol. Puis, semblables à une foule qui s'éveille, des cris de joie annonçant le pillage à venir, fusèrent dans le ciel de ce jour désormais funeste.

La porte claqua avec viguer et la premère chose que vit la jeune Avalanche fur une botte sale qui passa à travers la porte. Puis vint un visage écarlate barré d'un bandeau noir sur un visage presque aussi sale. A la vue de la jeune fille, toute menue dans sa petite robe bleue avec sa cascade de cheveux roux, le visage du pirate s'éclaira de ce qui devait ressembler dans son monde à un sourire. Mais l'effet des lèvres craquelées découvrant trois malehureuses dents jaunies qui semblaient prêtes à se décrocher terrifia la jeune fille.

"Ooooh, Capitaine, vous ne devinerez jamais ce que j'ai trouvé!"

De force, elle fut emmenée sur le pont. Tout n'y était que désolation: voiles déchirées, mât brisé, des morts partout... A même le pont, dans un coin, une série d'hommes était assis, gardés par trois pirates en armes. Le regard bas et éteint, ils attendaient. La jeune Avalanche vit que son père était du lot, sale, le visage en sang, mais vivant. Dans son regard, la jeune fille vit un abysse de détresse et d'amour.

Mais la jeune fille se retrouva violemment jetée aux pieds d'un colosse qui la regardait en rigolant.

"Regardez donc Cap'taine, le joli trésor que j'ai trouvé !"

Ce fut trop pour la jeune fille qui se retourna vers le pirate borgne et lui cracha à la figure.

La Capitaine partit d'un rire tonitruant...

"Mais le morpion roux a du tempérament. HaaHaaa... On dirait bien que tu as pris ton bain annuel, espèce d'ivrogne"

Du haut de ses dix ans, Avalanche de Sillans se dressa sur ses talons. Mais même ainsi, elle n'arrivait guère qu'à hauteur de la bedaine ventripotente du pirate.

"Mais j'en ai autant après vous, espèce de... espèce de.. bois-sans-soif! Vous êtes laid, vous êtes sale et vous puez comme l'enfer !"

Le pirate, toujours souriant, attrapa la jeune fille par les cheveux et lui tira la tête en arrière.

"Et toi, tu as la langue bien trop pendue. Dois-je te la couper de suite?"

Le pirate borgne fit un pas un avant, et de son oeil valide détailla l'enfant : "Je la tue de suite?"

"Jusqu'à preuve du contraire, âne bâté, c'est moi qui donne les ordres ! Cette petite me plaît, on l'emmène..."

Un cri plaintif, vite étouffé à coup de crosse de fusil, s'éleva du groupe de captifs.

"Et eux ?", demanda le borgne, "On les emmène avec le bateau ?"

"Imbécile, ouvre l'oeil et le bon cette fois. Tu l'as vu le bateau? Il n'ira plus nulle part. Coulez-le.... et eux avec..."

Avec ravissement, les pirates s'égayèrent dans toutes les directions, finissant de transférer les marchandises et disposant quelques tonnelets de poudre aux endroits judicieux. Une heure après, tout était dit. Le navire explosa avant de sombrer corps et biens. Les captifs survivants s'accrochèrent aux débris, pendant que le vaisseau sans loi repartait vers de nouvelles aventures, avec dans ses cales une jeune fille qui n'avait pas choisi cette voie.

Sur son bout de planche, Guillaume de Sillans gisait éteint. Des mains secourables l'avaient hissé là, mais il aurait souhaité mourir mille fois dans l'abordage que de vivre cela. Devant les démons de l'enfer et les anges du Paradis, il promit de retrouver sa fille, dût-il la chercher pendant des siècles.

"Ma petite fille, sois forte. Je viendrai te chercher... ne baisse jamais la tête, sois courageuse. Je le sais, tu en es capable. Prends soin de toi. Rends coup pour coup. Sois forte, je viendrai te chercher...."

Des heures durant, la litanie s'éleva. A moins que n'était-ce des jours?

Quand au matin du quatrième jour, une voile apparut à l'horizon, Guillaume sut que sa quête était en marche. Il mettrait le temps qu'il faudrait, et l'argent aussi, mais il retrouverait sa fille.

Dans les mois qui suivirent, ses efforts furent infructueux. Il n'avait ni le nom du pirate, ni celui de son bateau. Et en ces temps incertains, les pirates et corsaires étaient innombrables. Des pots-de-vin sans nombre furent payés, des renseignements furent collectés, tous aussi foireux les uns que les autres.

Puis les mois devinrent des années mais jamais l'homme ne se découragea. Il décompta jour après jour, mois après mois. Chaque soir, il parlait à sa fille en silence, lui demandant de ne pas perdre espoir, d'être forte. La seule chose dont il était certain, c'est qu'elle était vivante, quelque part. Son coeur le savait. Oui, elle avait forcément survécu... Il le sentait.



Les yeux fermés, Avalanche de Sillans humait l'air du large. Le rapide navire fendait les flots à la poursuite de l'hollandais. Une heure au pire, une heure, et ils seraient sur eux.

"Hey la rouquine, ouvres tes jolis yeux, sinon la cible va s'échapper!" , hurla un vieux marin.

Avec colère, la jeune femme aux longs cheveux roux marcha vers l'homme. Les yeux verts étincelaient de colère.

"Ecoutes-moi bien, espèce de lombric décérébré. Veux-tu que je te tranche les bretelles à coup d'épée pour montrer à tous la différence entre une homme et une vieille loque? Au moins, ca prouvera à tous que j'ai plus ma place ici que toi qui est censé avoir quelque chose au creux du pantalon. Et je te rassure, te trouer à l'épée ne me prendra pas plus de dix secondes, au point que tu gonfleras comme une vieille outre que tu es dès que je te balancerai à la mer !"

Penaud, l'homme s'éloigna. L'adresse de la jeune fille à l'épée était aussi connue à bord que ses colères légendaires. On ne s'y frottait pas et ceux qui avaient essayé étaient revenus en jurant qu'on ne les y prendrait plus.

Une heure, une heure encore, et ce serait leur tour de payer. Sautant prestement sur le bastinguage avant, la jeune femme scruta la voile au loin, tentant de sentir la peur de ces marins qui se savaient poursuivis. Oh oui, ils allaient payer.

Sa rage et sa rancoeur étaient sans fin.


(à suivre peut-être)

L'abordage allait bientôt pouvoir commencer. La petite goélette marchande n'était plus qu'à quelques mètres et l'adrénaline du combat à venir excitait les sens. La jeune Avalanche attendait au bastingage, le grappin en main. Le vent du large faisait flotter sa longue chevelure rousse. La jeune fille avait l'habitude des railleries des marins bourrus. Ne disait-on pas qu'une femme à bord portait malheur? Mais elle n'en avait cure et ne cherchait en rien à cacher ce qu'elle était. Ayant grandi avec eux après la mort de ses parents, elle avait appris à leur contact... Au sabre, elle égalait les meilleurs d'entre eux, mais elle était beaucoup plus agile. Et elle le savait. Du haut de ses vingt et un ans, Avalanche savait qu'elle aurait un jour le monde à ses pieds, et le monde avait du souci à se faire...

Quand le navire fut à bonne distance, les grappins volèrent, et les pirates prirent pied à bord. D'un coup d'oeil, ils se rendirent compte que la prise serait facile: quelques marins un peu plus aguerris en face, mais dont la peur se lisait dans leur regard. Ils étaient déjà morts...
Le cliquetis des armes entama sa symphonie macabre.

Tout se passa bien au début.

Mais le capitaine marchand en avait décidé autrement. Il préférait couler son navire que de laisser partir encore une fois sa cargaison. C'était le seconde fois en un mois, et son armateur ne lui passerait plus un nouvel échec. Une mèche fut donc allumée par un des derniers marins sur pied. Au bout de quelques secondes, la Sainte-Barbe explosa, projetant avec elle en tout sens morceaux de bois, portes, objets. Même le mat arrière se fracassa sur le pont, achevant de blesser à mort le petit navire et scellant à jamais son sort. Les pirates qui étaient sur le pont furent eux aussi soufflés par l'explosion et c'est à peine une quinzaine de survivants qui regagnèrent leur rapide navire comme ils le purent.

"Est-ce ici que je vais mourir? Pourquoi? Qu'ai-je fait pour mériter cela?" ... furent les dernières pensées d'Avalanche de Sillan, coincée sous une loure porte avant de sombrer dans le néant.

Le noir dura ... qui pourrait le dire?

Elle ne vit d'abord qu'une vague tache de couleur. Une fenêtre...

"Alors ma jolie, on dirait qu'ta décidé de rester un p'tit moment de plus avec nous? A ta place, j'aurais préféré crever que de croupir ici. Mais t'es jeune, t'arriveras plus vite à amadouer un de ces chiens de Français qui nous gardent. T'es jeune, et de ce que je vois, t'as c'qui faut..."

"Qui êtes-vous... et où suis-je?"

"Hehe... D'abord, t'es en prison à Charlesfort. Une prison française, j'précise... Quant à moi.. bof, tu sais, je suis une vieille femme qui a le malheur d'être née espagnole. De ce que je sais, on t'a trouvé sur une épave au large."

Avalanche ferma les yeux. En prison? C'était inattendu... Ils avaient du la croire morte,.. ou ils y étaient tous restés.

Durant les trois jours qui suivirent, rien ne bougea. Le geolier apportait du pain rassi et un peu d'eau à horaires régiliers, mais rien ne laissait entendre qu'il avait envie d'engager la conversation. Et Avalanche n'en avait de toute manière pas envie non plus, bien que son air répugnant lui donnait envie de vômir.

Le matin du troisième jour, elle ne put plus résister et quand l'affreux apporta la pitance, elle lui lâcha: "Espèce de puant, quand est-ce que tu vas prendre ton bain annuel? On sera mortes de l'odeur d'ici là..."

Le garde la regarda surpris. Surpris de son agressivité, ou supris du français sans accent de la jeune fille? Quoi qu'il en soit, sans un mot, il tourna les talons et referma la porte à double tour. Pourtant, il ne fallut pas longtemps pour que la porte se rouvre, laissant entrer un officier en uniforme. Sa haute stature se découpait dans la lumière aveuglante du couloir.

"Toi! Tu es Française? Quel est ton nom?"

"Je ne pense pas t'avoir autorisé à me tutoyer..."

La gilfle vola si soudainement que la jeune fille en fut surprise.

"Faut-il que je répète?"

"Non", fit la jeune fille en se massant la joue. Le bougre avait frappé fort, et elle voyait au ton qu'il employait, qu'il ne plaisantait pas.

"Oui, je suis Française. Mon nom est Avalanche de Sillan".

"de.. de Sillan? Ton père est marchand?"

"Mon père était marchand, nuance. Il a été tué il y a des années quand le navire sur lequel nous voyagions a été attaqué."

L'officier parut réfléchir un moment, tentant d'analyser si la jeune fille mentait ou non. Puis soudainement :"Ca, c'est la meilleure.... Lèves-toi, et suis moi!"

"J'te l'avais dit que tu leur plairais!", hurla la vieille dans le coin opposé.

La jeune fille fut introduite dans un bureau spartiate, mais élégamment décoré. L'officier vint s'asseoir derrière un bureau, laissant la jeune fille debout devant lui, en plein doute.

"Ton père n'est absolument pas mort. Je dirais même qu'il a remué ciel et terre pour te retrouver... Et c'est par hasard, sur une épave attaquée par des pirates qu'on te retrouve... Combien en as-tu attaqué comme celui-là auparavant?"

Avalanche était sous le choc. Par réflexe de défense, elle retrouva tout son aplomb.

"Bien plus que de bouteilles de rhum que tu as du vider dans ta misérable vie..."

L'officier sourit.

"Je dois dire que tu es une sacré petite morveuse. S'il n'y avait pas le respect que j'ai pour ton dévoué père, j'avoue que je te laisserais bien croupir dans nos geoles le temps que tu apprennes les bonnes manières. Toutefois... il se fait que j'ai une dette envers lui. Sans compter que j'admire le courage qu'il a déployé toutes ces années pour te retrouver. Je gage qu'il risque d'être déçu... Mais c'est un autre débat. Je l'ai fait chercher, on va vite voir ca..."

La porte claqua avec vigueur quand un homme d'âge mûr entra prestemment dans le bureau. Portant les mains à la bouche, les larmes lui coulèrent sur le visage quand il détailla la jeune fille. Puis, tombant à genoux à ses pieds, il l'enlaça avec tendresse....

"Ma petite fille, ma tendre petite fille. Comme tu es belle à présent; mon dieu, toutes ces années j'ai attendu. J'ai pensé à toi chaque jour! Regardes-toi à présent... Ces cheveux! On dirait ta mère. Que tu es belle, je m'excuse de n'avoir pas été là ma chérie. Tu as du en voir... Mon dieu, mais tu es une adulte à présent!"

Avalanche ne savait plus où se mettre. Quelque chose en elle était en train de se briser. Elle reconnaissait cette voix. Le visage de son père s'était estompé au fil du temps, mais la voix, elle l'avait toujours eue dans un coin de la tête. Pourtant, elle se sentait totalement étrangère à cette homme, elle ne savait que lui dire...

"Je... Père... je vous pensais mort..."

"Grands Dieux non. Je ne voulais pas mourir avant de te savoir retrouvée. Tu vas venir avec moi à la maison, et... n'est-ce-pas Gouverneur?"

"Et bien, votre fille semble avoir plus de délits qu'il n'y a de cannons dans notre fort. Mais si vous promettez de la garder sous contrôle, je vous la confie. Que sais-tu faire petite?"

"Euh.. je sais naviguer et me battre, mais je crains que ce soit tout"

"Hum.. je pense que l'armée n'est guère faite pour une femme... et pour ton tempérament. Mais ton père a développé pas mal de relations avec des tas de gens dans ses recherches pour toi, je suppose que des équipages t'accepteront. Si tu restes fidèle à la Couronne de France, j'oublierai ton passé."

"Pirate au service du Roy de France, c'est ca ma seule voie ?"

"Voyons... rien à voir avec des pirates", sourit-il. "Corsaire serait sans doute un mot plus juste, mais j'imagine que vous avez d'abord des tas de choses à vous raconter. Nous nous reverrons jeune fille...."